lundi 31 octobre 2011

Du paradigme institutionnel au paradigme critique

Aperçu des théories

Reprenons l'analyse des principaux courants théoriques de la communication là où nous l'avions laissé à notre dernière rencontre.
                L'apport de Shannon et Weaver à l'étude de la communication en est un de taille qui aura servie aux prochains théoriciens comme fondation pour la construction de leurs travaux. Shannon et Weaver sont parmi les premiers à offrir une définition de la communication, quoi que purement mathématique (Shannon, 1948). Suite aux travaux des ingénieurs-mathématiciens, Mac Kay propose une nouvelle définition de l'information: l'information est comprise par le récepteur selon l'état mental dans lequel il est lorsqu'il reçoit le message (Mac Kay, 1969). Il suggère que le contexte culturel de réception affecte l'interprétation et la signification de l'information émise par l'émetteur. Toujours dans l'élan mathématique du paradigme technologique, Mac Kay veut que les états mentaux soient quantifiables et mesurables. Par contre, Mac Kay attribue une nouvelle structure à l'information en lui conférant la notion de représentations. Selon ce dernier, les états mentaux du récepteur mènent à une interprétation à deux niveaux : comprendre l'information selon le monde vécu et comprendre l'information selon un esprit subjectif (Mac Kay, 1969). C'est cette dernière hypothèse qui inspire les prochains théoriciens de l'approche systémique.
                La théorie des systèmes de Von Bertalanffy inspire les prochains théoriciens des sciences sociales à définir la communication en fonction des rapports communicationnels qui s'établissent à l'intérieur d'un système fermé. Von Bertalanffy veut que l'interaction entre les différents organites d'une système biologique s'organisent dans le but d'accomplir une tâche fixe, soit le maintien de l'organisme dans un environnement définit (Brauckmann, 1999). Dans le contexte d'analyse de la communication, le systémisme est une approche qui dépend de la présence et de la nature de l'information comprise dans un système, de l'impact de son entrée à partir de l'environnement et de sa sortie dans l'environnement, ainsi que du maintien d'un équilibre homéostatique à l'intérieur du système. Chaque information contribue à la communication, mais le rapport entre les informations donne la signification au message qui est transmis par l'émetteur.
                Parallèlement au mouvement systémique, le concept de la cybernétique se développe en période d'après-guerre mondiale. Norbert Wiener cherche à définir un nouveau modèle d'organisation sociale afin d'éviter à nouveau les barbaries de la guerre. Il ajoute la notion de rétroaction au modèle télégraphique de Shannon et Weaver. Il développe la science de l'autorégulation d'un être (machine ou humain) selon l'échange d'informations. Selon les messages qu'elle reçoit, la machine rectifie son signal et crée de l'ordre dans la communication. La machine devient, avec Wiener, un être comportemental comme l'humain (Lafontaine, 2003, p. 206).
                Lasswell propose ensuite son modèle linéaire de la communication qui propose de décrire le phénomène de la communication par des questions: Qui dit quoi à qui avec quels effets et par quels moyens? (Communication Theory, 2010) En disséquant la question en ses sous-parties, Lasswell permet l'analyse approfondie des agents de la communication selon leur motivation à communiquer; l'analyse du contenu du message en adoptant des méthodologies quantitatives et/ou qualitatives; l'analyse du canal de diffusion en prenant en considération les techniques de diffusion utilisées influencées par leur environnement à un moment donné; et il propose l'analyse de la finalité et des effets de la communication. Comme tous les autres modèles, celui de Lasswell comporte des limites dont l'absence de rétroaction. Il s'apparente également au paradigme behavioriste selon lequel il est possible de mesurer les effets de l'intention de l'émetteur sur le comportement du récepteur. La communication est donc perçue comme une relation autoritaire.
                En continuité avec les travaux de Lasswell, Lazarsfeld développe son analyse psychosociale des effets des médias sur les récepteurs. Selon le paradigme positiviste instrumental, Lazarsfeld développe sa théorie des effets limités des médias selon une typologie de ces effets (Lazarsfeld, 1948). Avec son étudiant Katz, il développe la théorie du two-step flow selon laquelle l'interprétation que se fait le grand public des messages médiatiques et influencée par des intermédiaires. Ces intermédiaires, des leaders d'opinion relevant de l'environnement social de l'individu, prennent part au réseau de communication et peuvent exercer une influence sur la sélectivité et l'interprétation des messages médiatiques diffusés. Katz analyse attentivement le travail de Lazarsfeld et finit par le critique dans le cadre du paradigme institutionnel. Selon Katz, les médias sont des producteurs d'information, d'agenda et d'"espace public" qui ne peuvent être analysés comme un comportement collectif global (Katz, 1987). Comme les théoriciens de l'approche systémique le proposait, Katz suggère d'enrichir la théorie de Lazarsfeld en étudiant les effets combinés des interactions des composantes d'une institution, telle que la famille, l'école, les amis, les syndicats de travail et la politique (1987). Ainsi, le paradigme institutionnel donne naissance à la théorie de l'Agenda-setting de McCombs et Shaw (1972). Les médias construisent une réalité qui mène à la construction de l'identité des récepteurs, c'est-à-dire qu'ils forment et définissent les mécanismes de socialisation des individus selon le choix du contenu qu'ils diffusent. En analysant les effets des médias selon l'apport de différentes institutions, telle que la politique, dans la vie des récepteurs permet de saisir la complexité des réseaux à l'intérieur du contexte macrosociologique.
                Le paradigme critique de l'École de Frankfurt cherche à se distancier des analyses fondées sur la rationalité. Les chercheurs de cette école critiquent la vision de Popper et de son analyse de la société en tant qu'objet naturel. Les théoriciens du paradigme critique refusent le pouvoir oppressif de la rationalité qui a été marchandé à l'intérieur des rapports sociaux établis et influencés par les médias. Selon l'École de Frankfurt, l'observateur de la société doit être engagé de manière critique dans le développement de celle-ci. La neutralité de l'observateur devant la société peut mener à son isolement et à un effet encore plus puissant des médias de masse, ainsi il faut se conscientiser pour se libérer des griffes de la société de masse sans chercher à trouver la vérité absolue. Les chercheurs de cette école rejette le statut quo des théories sociales proposées préalablement (Frankfurt School, 2011). Enfin, Habermas poursuit la réflexion en maintenant le concept de la rationalité dans l'élaboration de sa théorie sur les espaces publics. Dans la société postmoderniste, la technologie mène à la création d'espaces publics virtuels dans lesquels il est nécessaire pour le récepteur de messages d'apprendre à penser librement. Ainsi, la raison mène à la libération de la pensée dans le cadre d'un espace défini, un espace qui permet de pratiquer les règles de la raison de manière publique et qui permet l'épanouissement individuel et personnel lors d'usage privé (Habermas, 1989).

Les TIC, une bestiole virtuelle qui s'infiltre dans notre intimité


Le texte de Céline Lafontaine, "Nouvelles technologies et subjectivité : les frontières renversées de l'intimité" offre une analyse intéressante et contemporaine de la cybernétique. Selon l'analyse de l'auteure, "Norbert Wiener, développe un modèle d'organisation de la société basé exclusivement sur l'échange d'information" (Lafontaine, 2003, p.206). De plus, la cybernétique renforce le rôle des machines communicatrices dans la société en les mettant au même niveau que les humains. Ainsi, le développement fulgurant, la constante innovation et l'adoption de masse des technologies de l'information et de la communication mènent au rétrécissement de l'intimité et de l'individualité (p. 203).
                La décision controversée d'une femme d'accoucher et de diffuser en simultané son accouchement sur le web est un exemple parfait pour provoquer la discussion et la réflexion sur l'envahissement de l'espace intime par les technologies de la communication. Cette jeune femme désirait partager son accouchement qu'elle a choisi de faire à la maison, de manière naturelle et sans médicaments contre la douleur. Elle souhaite encourager, rassurer et faire vivre cette aventure à celles qui envisagent possiblement le même cheminement. Attention aux esprits sensibles: http://www.babycenter.com/2_live-birth-natural_3656508.bc. L'acte de donner la vie à son enfant est un moment précieux qui relève d'un haut niveau d'intimité. L'implantation et l'omniprésence de la technologie dans nos vies érodent les limites que nous nous étions auparavant fixées. Voici un autre exemple similaire, où une bloggeuse discute d'une artiste qui dédit sa nouvelle exhibition à son accouchement: http://www.thedailybeast.com/articles/2011/10/17/birth-performance-art-marni-kotak-other-moms-who-share-all.html. Bref, nous sommes rendues bien loin de l'époque où les médecins empêchaient le père de l'enfant de participer à la naissance de sa progéniture!
                Les visites chez le médecin sont des moments devenus privilégiés et trop souvent limités par les restrictions financières des institutions publiques. Les technologies de l'information et de la communication se développent de manière parfois consternante dans le milieu de la santé. Ces technologies ont pour but : de mieux servir les patients, de diminuer les coûts, d'alléger les horaires des médecins, de renforcer les liens communicationnels entre les professionnels de la santé et leurs patients-clients, d'impliquer les patients dans leur santé en encourageant leur proactivité et leur autonomisation. Mais jusqu'où ira la technologie?
                Enfin, combien d'entre nous (moi y compris) réussissent à se passer de l'Internet ou encore pire, de son cellulaire pour plus de 4 heures (et je suis généreuse dans le temps). Nous sommes devenus dépendants de la technologie au point où nous amenons nos gadgets partout où nous allons. Combien d'entre nous, allons jusqu'à dormir avec son cellulaire? Je l'avoue! Il y a de ces soirs où je cache le mien sous mon oreiller! N'est-ce pas là une entrave majeure à mon intimité? Le texte de Céline Lafontaine est succulent! Il provoque la réflexion et remet en contexte l'évolution et l'adoption de la nouvelle technologie en situant le phénomène dans son contexte théorique. Il ne va sans dire que l'étude de la communication, mais surtout l'analyse de l'effet des médias et plus récemment des technologies de l'information et des communications est fondamentale dans le contexte actuel de notre société. Nous en sommes à l'ère de l'information et de l'intelligence collective. Il est essentiel de prendre un recul de temps à autre, question de reprendre son souffle et de se détacher d'une société informatisée pour profiter des petits plaisirs de la vie dans la chaleur de notre intimité personnelle.

Sources - Synthétiser la communication

  • Berger, H. (producteur). McGill Dances for Cancer Research Lipdub [vidéo], Montréal, Université McGill, 5 minutes 11 secondes.
  • Dacheux, E. "La communication : éléments de synthèse", Communication et langage, No. 141., septembre 2004, p. 61-70.
  • Habermas, J. et L. Quéré. "Médias de communication et espaces publics", Réseaux, 1989, Vol. 7, No.34, p. 79-96.
  • Peverini, P. "The Aesthetics of Music Videos: An Open Debate" dans Keazor, H. et T. Wübbena. Rewind, Play, Fast Forward: The Past, Present and Future of the Music Video [livre électronique], Bielefeld, transcript Verlag, 2010, p. 135-154.
  • Rastier, F. "Communication, interprétation, transmission", SEMEN, 2007, No. 23.
  • Robert, P. "De la communication à l'incommunication?", Communication et langages, No. 146, 2005, p. 3-18.
  • Scopsi, C. et al. "Les nouveaux territoires de la vidéo", Documentaliste-Sciences de l'information, 2010, Vol. 47, No. 4, p. 42-53.
  • Shannon, C. E. "A Mathematical Theory of Communication", The Bell System Technical Journal, Vol. 27, Juillet, Octobre 1948, p. 379-423, 623-656.

Sources

  • Austin, J. L. (1962) Quand dire c'est Faire, tr. fr. 1979, Paris : Le Seuil, 202 p.
  • Barthes, Rolland. (1964). "Rhétorique de l'image", Communications, No.4.
  • Breton, Philippe et Serge Proulx. (2002). "La communication entre idéologie, utopie et nouvelles reliogisités" dans L'explosion de la communication, pp. 309-333.
  • Chapuis, Odile et Michel Gauthier. (1975). "Structures de communication à l'intérieur des groupes", Langue française, No.26, pp. 74-92.
  • Eco, Umberto. (1985). "Le lecteur modèle", Lector in fabula ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris : Grasset, pp. 64-86
  • Eco, Umberto. (1997). "Innovation et répétition : entre esthétiques moderne et post-moderne", Sociologie de la communication, Vol.1(1), pp. 131-148.
  • Hall, Edward T. (1971). "Les distances chez l'homme", La dimension cachée, Paris : Le Seuil, pp. 143-160.
  • Laulan, Anne-Marie. (1984). "L'école de Palo Alto" dans Marc, E. et D. Picard Communication et langages, No. 59, p. 120.
  • Mattelart, Armand. (2006). "L'émergence du paradigme techno-informationnel" dans Histoire de la société de l'information, pp. 30-46.
  • Quéré, Louis. (1991). "D'un modèle épistémologique de la communication à un modèle praxéologique", Réseaux, Vol.9(46-47), pp. 69-90.
  • Watzlawick, Paul. (1980). "Le langage d'injonction. Les prescriptions de comportement", Le langage du changement : éléments de communication thérapeutique, Paris : Le Seuil, pp. 133-143.